Relation employeur-employé : mue en vue

Comme un vieux couple, ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. Et comme un vieux couple, leur entente peut parfois battre de l’aile. Et si c’était le contraire ? Si, dans un contexte de transformation profonde du travail, la relation entreprise-collaborateurs se réinventait sous nos yeux ?

Nous sommes les liens que nous tissons avec les autres », disait le généticien et philosophe Albert Jacquard. Cette définition va comme un gant à l’entreprise. Actionnaires, clients, dirigeants, investisseurs, salariés, fournisseurs, financeurs… Qu’est-ce donc que cet écosystème singulier, sinon une communauté de liens ? Espace du collectif par excellence, l’entreprise réunit un groupe de femmes et d’hommes qui agissent dans un objectif commun : la faire prospérer. Mais voilà. La Covid, la génération Z¹ ou plus récemment l’émergence des intelligences artificielles génératives sont passées par là, remodelant en profondeur les liens entre l’entreprise et un groupe particulier de parties prenantes : les collaborateurs, ceux par qui tout passe. Mike Perk et Amanda Jordaan, Senior Partners du cabinet de conseil en ressources humaines sud-africain GrayFeather Consulting, le confirment : « Cette évolution signifie que l’avantage concurrentiel ne réside plus dans le jeu visant à faire de l’entreprise une machine efficace, mais plutôt dans la capacité des organisations à se différencier grâce à leur équipes ».

Face aux transformations hors normes qui traversent le monde professionnel, et plus particulièrement dans la façon d’envisager le travail, une distance s’est creusée entre le fonctionnement des organisations et les aspirations des employés. De Port-Louis à New York ou Mumbai, il flotterait dans l’air comme un désalignement des planètes. « Il est difficile de généraliser, estime Manish Bundhun, Chief People Executive de Rogers, tant la relation entre collaborateurs est différente d’un secteur à l’autre, et même d’une entreprise à l’autre ». Mais il le confirme : « Le besoin de se retrouver, de resserrer les liens, est complètement essentiel ».

Son credo tient en peu de mots : l’Humain. Il développe : « Chez Rogers, nous avons identifié cinq leviers susceptibles de renforcer l’expérience travail ». La démarche : valoriser, satisfaire le besoin de reconnaissance, mais aussi former, fluidifier le dialogue manager-collaborateur ou mobiliser autour de la marque employeur. Ces expériences sont du liant, de l’huile dans les rouages. Se parler, échanger, s’écouter : basique mais parfois oublié. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été prévenu. Les travaux sur le sujet, nombreux et éclairants, soulignent tous la nécessité de « faire lien ». Mais par où commencer ?

Par la tête, en rebootant le logiciel du leadership. C’est ce que propose une toute fraîche étude du cabinet Deloitte² : « Plus que jamais, les dirigeants doivent être plus “symphoniques”, en travaillant en harmonie afin d’inspirer l’organisation à adopter de nouveaux paramètres de réussite et de se sentir collectivement responsables de cette vision commune. Seuls les dirigeants qui travaillent en équipe seront en mesure d’atteindre le niveau de vulnérabilité nécessaire pour réussir dans un monde sans frontières. Cette vulnérabilité se traduit par une volonté d’expérimenter, de tester et d’échouer, ainsi que de travailler avec plus de transparence et d’empathie ».

Mieux collaborer, forcément. Sauf que la pandémie de Covid-19 a distendu les liens – ne serait-ce qu’avec le lieu de travail. Disons-le sans fard : la relation entreprise-collaborateurs a connu des jours meilleurs. Ce qui rebat les cartes ? Non pas une déconnection. Mais de nouvelles attentes de la part des salariés, tout particulièrement des jeunes. Avec, en écho, la volonté des équipes dirigeantes d’impulser des modèles stratégiques inédits et d’incarner une autre culture managériale. Une récente enquête de Business Mauritius le confirme : les liens humains restent puissants dans l’entreprise mauricienne. Mieux, depuis la crise sanitaire, beaucoup de choses positives ont émergé, comme le regain d’attention aux conditions de travail, à l’inclusion, à l’égalité des genres. Mais il y a aussi une prise de conscience des collaborateurs, qui ont réfléchi à l’utilité et l’impact (social et environnemental) de leur travail. Le défi du sens demeure ainsi l’un des enjeux cruciaux. Et malgré des situations contrastées d’une entreprise à l’autre, une tendance de fond semble bien s’installer.

Un double mouvement non dénué de paradoxe : d’un côté, la nécessité de travailler de manière beaucoup plus intégrée, interdépendante et collective et, de l’autre, un recentrage sur les aspirations individuelles des salariés et de leur mode de vie. Sur le principe, les deux dimensions ne s’opposent pas, mais certaines pratiques de travail et de management peuvent se retrouver en tension.

Ces turbulences, Sarvesh Dosooye, psychologue du travail, les ressent au quotidien. « Quelle que soit votre conception de la relation aux collaborateurs, celle-ci est partout soumise à des tensions et est en pleine évolution », souligne le directeur de Forward Psychology️ Consulting. Pour lui, le phénomène ne date pas d’hier : « La relation a changé parce que la nature du travail s’est transformée. Prenez simplement l’automatisation et la technologie : les progrès sont fulgurants. L’un des effets a été de réduire les échanges humains ». Plus proches de nous, poursuit-il, les confinements à répétition ont fragilisé un peu plus les liens. « Pour de nombreux employés, l’enfermement s’est révélé étonnamment libérateur en permettant d’amorcer de profonds changements de vie ». Comme si le huis-clos sanitaire avait forcé le « face à soi » et l’introspection. Et ce qui devait arriver arriva : des portes qui claquent, des « je-plaque-tout », du « quiet quitting ». A fortiori lorsque l’équilibre n’est plus, que les valeurs diffèrent – ou encore lorsque les salaires³ ne font plus le poids.

« Au fond, la pandémie n’a rien inventé, elle a juste éclairé les choses », résume Sarvesh Dosooye . « La demande de flexibilité, l’aspiration à un salaire décent ou le besoin de sens des travailleurs ne sont pas nés avec la Covid. La crise a agi comme un révélateur, un accélérateur des mutations en cours ». Parmi ces mutations, il en est une qui disrupte les anciens : l’entrée sur le marché du travail de la « Gen Z », autrement dit les 18-27 ans. Estimés à Maurice à 200 000⁴ individus, ils sont à la frontière entre l’école ou les études et le monde professionnel. Comment attirer les meilleurs ? Cette question, celle des talents, hante les DRH. Recruter et fidéliser les jeunes n’a jamais été aussi difficile.

Vus comme ultra-connectés, exigeants et matérilistes, les « Z » sont zébrés de clichés discutables et discutés. Pourtant, la jeunesse n’est pas une catégorie sociale homogène. Il n’empêche : cette génération fascine autant qu’elle effraie. Cela n’est pas tant lié à la caricature qui les poursuit – des capricieux, des mercenaires… – mais à leur regard sur le travail, radicalement différent. Mike Perk le confirme : « Il s’agit d’une génération qui a grandi en étant totalement autonome sur le plan technologique, capable d’exprimer ses opinions sur des plateformes mondiales et de changer le cours des événements par le biais de la collaboration virtuelle. Elle va encore creuser l’écart : il lui sera pratiquement impossible de s’adapter à des lieux de travail dépassés ». Faut-il s’en désespérer ? « Certainement pas ! », répond avec énergie Sarvesh Dosooye. « L’entreprise n’est pas une île. Elle n’est pas figée, mais apprend, comprend, s’adapte, évolue ».

C’est précisément ce à quoi le présent l’invite : se repenser. « Les organisations devront s’adapter aux salariés en se transformant en lieux de travail démocratiques, autonomes et humains, ajoute Amanda Jordaan. Il s’agit d’un changement systémique qui englobe toutes les dimensions de l’entreprise et qui nécessite de repenser et de réexaminer la stratégie, la culture, la philosophie, le modèle opérationnel, le style de gestion, l’engagement des employés et la structure organisationnelle. Il s’agit d’un marathon et non d’un sprint. En faisant preuve d’ouverture et d’authenticité au sujet des changements prévus et en tenant les collaborateurs informés et impliqués, ce changement peut être exécuté en arrière-plan des opérations quotidiennes de l’entreprise sans créer de perturbations majeures. »

L’opportunité est trop belle pour être manquée. Et, peut-être aussi, pour relire Peter Drucker : « En période de turbulences, le plus grand danger ne réside pas dans les turbulences, mais dans le fait d’y réagir en appliquant une logique révolue ».

Un sondage réalisé par le cabinet de conseil en gestion international Willis Towers Watson pour Business Mauritius révèle que l’île Maurice affiche un taux d’engagement des employés au travail de 66%, soit supérieur à la moyenne mondiale de 60%.

1 Cette génération correspond aux personnes nées entre 1996 et 2005, qui ont grandi avec Internet.
2 « Tendances mondiales en capital humain de 2023 : nouveaux principes fondamentaux pour un monde sans frontières »
3 En 2023, moins d’un Mauricien sur trois (28 %) se dit pleinement satisfait de sa rémunération, selon une étude de WTW commandée par Business Mauritius.
4 Selon Statistics Mauritius.

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