Dave Ulrich,
Professeur et Auteur, Université du Michigan
Désigné par le magazine Fast Company comme l'une des dix personnes les plus créatives au monde dans le milieu des affaires, Dave Ulrich est devenu l'un des leaders les plus influents dans les ressources humaines. Il partage avec nous sa vision de la culture d’entreprise.
Comment définiriez-vous la culture d'entreprise, et pourquoi est-elle importante ?
L'étude de la culture d’entreprise n'est pas nouvelle. Dans un ouvrage devenu classique, les anthropologues A. L. Kroeber et Clyde Kluckhohn en ont identifié 164 définitions différentes... et c’était en 1952 ! Cette étude a également fait l'objet d'une grande attention depuis la célèbre maxime « La culture mange de la stratégie au petit déjeuner » : bien que Peter Drucker n’en soit pas vraiment à l’origine, lui et beaucoup d'autres ont clairement soutenu cette idée. Il suffit de voir les nombreux livres (plus d’une centaine !) publiés ces dernières années et comprenant le mot « culture » dans leur titre, du type : La culture gagnante/décodée/est reine/en question... Lorsque les entreprises souhaitent effectuer des changements, elles doivent être au clair sur quatre concepts qui se complètent : le but, les valeurs, la marque et la culture.
Le but vient en premier, puis il mène aux valeurs (interne) et à la marque (externe). La culture appropriée fait ensuite le lien entre les valeurs internes et la marque externe de l'entreprise.
Les recherches montrent que les auditeurs financiers, les dirigeants et les cadres d'entreprise présents à Davos considèrent la culture comme importante. Elle constitue un défi croissant dans les organisations d'aujourd'hui – en particulier en cas de travail hybride.
Tout le monde admet volontiers son existence et son impact. Une culture toxique entraîne des dysfonctionnements : hostilité, méfiance, égoïsme, pensées bornées, ou encore dirigeants insensibles réduisant la productivité, la fidélisation des employés, la réinvention stratégique, la confiance des investisseurs ou la satisfaction client. À l’inverse, une culture florissante a des effets positifs. Elle est essentielle pour prospérer et se démarquer sur le marché.
Comment la culture d'entreprise a-t-elle évolué et, selon vous, quels sont les facteurs à l'origine de ses changements ?
Comme je le disais, le terme « culture» possède de nombreuses définitions. Permettez-moi de définir trois vagues historiques aidant à mieux appréhender la culture d'entreprise, ainsi qu’une quatrième vague émergente.
#1. La culture en tant que valeurs et comportements.
Les individus et organisations ont des valeurs, qui façonnent des comportements. Ces valeurs peuvent être désignées comme la culture de l’organisation, et les comportements peuvent être analysés pour déterminer le type de culture.
#2. La culture en tant que système ou environnement.
Elle se reflète dans la manière dont l'information, les décisions, la responsabilité, etc. sont gérées. Ces systèmes déterminent l’environnement d'une organisation.
#3. La culture en tant que modèle ou norme.
Toute personne entrant dans une entreprise reconnaît les règles et attentes tacites concernant la manière dont le travail doit être effectué. Ces modèles deviennent des méthodes de travail établies.
Ces trois vagues se concentrent sur l'intérieur d'une organisation. Ce sont les racines de l'arbre. Elles s’épanouissent lorsque les employés partagent des valeurs, des méthodes de travail et des normes communes.
#4. La culture en tant qu'identité sur le marché.
Une nouvelle façon de voir la culture consiste à s'assurer qu'il s'agit de la culture appropriée – ainsi, la culture interne doit créer de la valeur pour toutes les parties prenantes externes.
Dans cette approche, la culture puise dans la qualité des valeurs d’un client ou d’un investisseur, et plus généralement, dans les systèmes internes permettant d’accroître la clientèle, de renforcer la confiance des investisseurs ou d’améliorer sa réputation au sein de la communauté. Il s’agit là des feuilles de l’arbre – qui, métaphoriquement, évoluent au fil des saisons.
Comment dirigeants et employés peuvent-ils collectivement façonner la culture d'entreprise souhaitée ?
J'ai participé à de nombreuses transformations de culture d’entreprise. Le plus souvent, tout commence avec une rhétorique élogieuse, qui finit ensuite par s'essouffler – avec peu de changements sur la durée. Les transformations réussies commencent toutes par un argumentaire sur la culture (pourquoi elle est importante), puis se poursuivent en la définissant à travers les yeux du client (ce qu’elle signifie), avant d’être mises en oeuvre en cinq étapes :
Étape 1 : Définition de la culture souhaitée.
Demandez aux dirigeants (aspect interne) et aux clients (aspect externe) quelle devrait être la réputation de votre entreprise pour être efficace. Cette identité va alors devenir un synonyme de votre marque : elle encourage les clients à acheter, et les investisseurs à investir. Cherchez à créer une forte unité autour de la réponse à cette question.
Étape 2 : Élaboration d’un programme intellectuel, du sommet à la base.
La culture souhaitée doit être communiquée encore et encore. Des messages simples et redondants façonnent intellectuellement la culture souhaitée.
Étape 3 : Incitation à l’instauration d’un programme comportemental depuis la base.
Les idées et les messages sur la culture viennent de la direction, mais les comportements et les actions viennent des équipes. Demandez aux employés ce qu'ils pourraient faire de plus ou de moins pour matérialiser la culture souhaitée dans leurs activités quotidiennes.
Étape 4 : Conception et mise en oeuvre d’un programme opérationnel et transversal.
La culture doit être intégrée aux opérations de l’entreprise – qu’il s’agisse des personnes, de la prise de décision stratégique, de l'affectation des ressources ou d’autres choix de gouvernance. Ces opérations doivent renforcer la culture souhaitée.
Étape 5 : Création d’une marque leader.
La plupart du temps, les employés imitent leurs dirigeants ; alors, lorsque les dirigeants pensent et agissent en cohérence avec les attentes de leurs clients, la culture souhaitée est renforcée.
Ces cinq étapes ne représentent pas le scénario parfait pour un changement de culture, mais elles suggèrent une façon simple (et non simpliste) d’aborder ce point afin de créer de la valeur pour les clients, et de transformer les aspirations en termes de culture, en actions quotidiennes.
Comment les entreprises peuvent-elles évaluer l'impact de leur culture sur leurs performances et leur réussite ?
Certaines enquêtes permettent
de tester les valeurs comme la
culture. J'aime faire l'exercice
suivant pour déterminer l'unité en
matière de culture, en demandant
aux dirigeants :
« Quelles sont les trois choses
principales pour lesquelles vous
aimeriez être reconnus par vos
meilleurs clients dans le futur ? ».
Dans une entreprise comptant
12 personnes au sein de l'équipe
de direction, j’ai reçu 36 réponses
différentes. Lorsqu'elles ont
été regroupées en réponses
communes, les trois premiers
groupes de réponses réunissaient
20 de ces 36 réponses – soit
une unité d'environ 55 %.
Les 16 autres réponses
évoquaient des images positives
de ce pour quoi l’entreprise
pouvait être connue, mais elles
n'étaient pas exactement les
mêmes. Les membres de l’équipe
ont ensuite discuté de la façon
dont ils voulaient définir leur
identité : après quelques heures,
ils ont été en mesure d’affirmer
avec unité et confiance les
trois principales raisons pour
lesquelles ils voulaient voir leur
entreprise reconnue. Il s'agit
là de l’identité de l'entreprise
telle qu'elle est perçue par les
clients – mais aussi, de la culture
telle qu'elle est perçue par
les employés.
Au cours des 15 dernières
années, j'ai animé des centaines
d’ateliers avec des exercices
de ce type. Ma règle de base :
l'équipe dirigeante devrait aboutir
à un consensus d'environ 80 %
sur cette question. Voir la culture
à travers les yeux du client
permet de la définir comme un
programme commercial essentiel,
porteur de valeur. Cela permet
d'unifier l'équipe autour d'une
ambition commune, portant sur
ce qui compte le plus.
Comment des facteurs tels que le travail à distance, les avancées technologiques et la diversité façonneront-ils la future culture d'entreprise ? Que doivent faire les entreprises pour s'adapter et conserver une longueur d'avance ?
Généralement, les gens « vont »
au travail, « sont » au travail et
« reviennent » du travail.
Ainsi, le travail est délimité par
un espace physique et un lieu.
La technologie, mais aussi le
travail à distance, peuvent faire
évoluer cette définition. Bien
que de nombreuses personnes
se soient focalisées sur les
exigences techniques du travail
à domicile (par exemple : la mise
en place d’un espace dédié,
l’utilisation de la technologie,
la question de l’habillement, etc.),
le sujet principal n'est pas de
savoir où le travail est effectué,
mais quel travail est effectué.
Au lieu de demander à leurs
employés « où travaillez-vous ? »,
les dirigeants pourraient plutôt
leur demander : « comment votre
travail crée-t-il de la valeur pour
nos clients ? ».
Ses nouvelles frontières
pourraient être moins axées sur
l'espace et le lieu, et se focaliser
sur la création de valeur pour
les parties prenantes. Celle-ci
peut s’effectuer n'importe où –
au bureau, à la maison, dans
un avion, à l'hôtel… Cela pourrait
devenir le point de focus du
travail. Par exemple, il ne suffit
pas d'avoir une culture basée
sur des valeurs ; avec une
culture appropriée, les valeurs
internes d'une entreprise créent
de la valeur pour les clients et
les investisseurs extérieurs.
Lorsque le travail est défini par un
périmètre de valeurs, les actions
des employés ne sont pas liées à
un lieu, mais plutôt à la création
de valeur pour les clients.