Entredeux : Georges L’Aiguille & Christian Nanon

Le pionnier et la relève

Il y a trois quarts de siècle, Georges L’Aiguille fournissait en électricité propre la Compagnie Sucrière de Bel Ombre. Il a rassemblé ses souvenirs pour les partager avec Christian Nanon, le « Monsieur Sustainability » de Rogers à Bel Ombre. Morceaux choisis d’une rencontre riche en échanges et en émotions.

Des décennies les séparent, mais ils partagent une histoire commune : celle d’avoir pavé Bel Ombre, chacun de leur côté, d’initiatives durables. Pour Christian Nanon, Corporate Manager-Sustainability de Rogers, cela se traduit au présent par une multitude d’actions très concrètes : de la création de puits de carbone à la régénération du lagon, en passant par des projets apicoles ou de compostage. Pour Georges L’Aiguille, vieux monsieur au sourire très doux, il faut remonter le temps et s’arrêter aux années 1950. 

Fils d’un négociant en bois, treizième et dernier enfant d’une modeste famille de Baie du Cap, l’homme est un archipel à souvenirs. Son âge – 99 ans – et son parcours de vie forcent le respect. « Je n’ai pas connu mon père. L’école, j’y suis peu allé. Je n’avais pas le choix, il fallait travailler. D’abord, dans les champs de cannes, avec ma mère. Puis, comme cordonnier. Ma bicyclette était tout ce que je possédais. Je pédalais de petits boulots en petits boulots », déroule d’une voix ténue le quasi-centenaire. 

Puis vint l’armée, comme sacristain, pour partir, voir du pays, l’Égypte, la Syrie. En 1954, à 30 ans, Georges se pose enfin. Le voilà chargé de produire l’électricité de la Compagnie Sucrière de Bel Ombre (aujourd’hui Agrïa). Mais pas n’importe quelle électricité : décarbonée, à une époque où le changement climatique n’est pas encore sous les radars… 

Comme Monsieur Jourdain

Ce matin-là, Georges reçoit chez lui, à Bel Ombre. Ses gestes sont lents et paisibles. On voit bien qu’ici, rue Hibiscus Lane, à quelques pas du lagon, le temps fleurit autrement. Dans la cour, une petite forêt de plantes vertes s’offre aux rayons du soleil. La bouilloire qui chantonne en cuisine annonce une première tournée de café. Christian se lance : « Je suis heureux de vous rencontrer, Georges, parce qu’en produisant de l’hydroélectricité, une énergie renouvelable qui n’émet pas de CO2, vous avez creusé un sillon que nous voulons suivre et continuer à labourer. »

Qui se souvient qu’il y a trois quarts de siècle, Bel Ombre faisait de l’écologie comme Monsieur Jourdain de la prose : sans le savoir ? Une poignée d’anciens, tout au plus. Georges est de ceux-là. Et pour cause : cette hydroélectricité, il la turbinait depuis la petite station de Frederica, en bord de rivière. « J’ai commencé comme apprenti électricien », raconte-t-il, pas peu fier. « J’ai appris et gravi les échelons jusqu’au poste de mécanicien du bloc turbine-alternateur » – le coeur de la station.

Cette machinerie, Georges en était « les yeux et les oreilles », résume son fils, Jean-Philippe, dont les souvenirs d’enfance ont un goût de goyave, de pom zako (pomme cannelle)… et de baignades. « Le week-end, papa nous emmenait camper près de la station avec mes frères et soeurs. Lui, il passait ses journées à graisser les vannes et à inspecter les turbines. Nous, on jouait dans la rivière, on cueillait des fruits, c’était comme des vacances. Il s’était même fait un petit potager sur place. »

Vers un retour de l’hydro ?

Quand on lui demande des détails sur son travail, Georges lâche un petit éclat de rire. Il s’étonne presque : « Ayo, mekanik la ti bien simp ! Pou gayn kouran, ou bizin de kikzoz : denivle ek fors dilo. » (Ndlr : Ah, la mécanique était d’une simplicité ! Pour produire de l’électricité, il ne fallait que deux choses – un dénivelé et la force de l’eau.) Et d’ajouter avec le sentiment du devoir accompli : « Cette électricité n’alimentait pas seulement le moulin de l’usine, mais aussi les habitations de la propriété. »

S’inspirer du passé pour dessiner un avenir plus durable et plus respectueux de l’environnement, Christian y travaille. Relancer la filière « hydro » ? C’est dans le pipeline. « Des sites potentiels ont été identifiés, les études sont en cours », indique-t-il. L’oeil de Georges se remet à pétiller : « Eski ou pou kapav ? » (Ndlr : Est-ce que ce sera possible ?) « Tout dépendra de la capacité de production, c’est une question de débit et d’énergie cinétique », répond Christian. Son interlocuteur opine de la tête : « Aster ou konn sa pli bien ki mwa ! » (Ndlr : Vous savez ça mieux que moi, maintenant !)

Le débit de la bouilloire ne faiblit pas. « Président », comme on l’appelle ici, ne dit plus un mot. Il semble perdu dans ses pensées. On devine, à regarder son visage, qu’un bout de lui est resté là-bas, à Frederica, sur l’autre rive de sa vie : celle où, trois décennies durant, il mariait l’eau à l’électricité.

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