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François Sarano: « La diversité biologique fait la richesse de notre monde »

Pour le scientifique et plongeur français François Sarano, qui a longtemps été un proche collaborateur du commandant Jacques-Yves Cousteau la diversité biologique est tout aussi importante que la diversité culturelle.

photos : aldo ferruci | véronique et françois sarano | pascal kobeh | shutterstock | eugène vitry

Serge Morelli, AXA Assistance’s CEO

Quels souvenirs gardez-vous du temps où vous étiez conseiller scientifique du commandant Cousteau ?

D’abord une aventure humaine. Sur la Calypso, le mot équipe avait une force réelle et quand on reste plusieurs mois sur un bateau, cela soude les gens et permet de vivre ensemble des choses hors du commun. Cela donne des amitiés très fortes – ce qui est vraiment important pour moi – et permet de faire des choses dont on ne se serait pas senti capable tout seul, grâce à des hommes formidables comme le commandant Cousteau, mais aussi Albert Falco et tous les autres membres de l’équipe.

Je dirais aussi que nous avions une liberté d’exploration qui n’existe plus aujourd’hui. On allait où on voulait, comme on voulait, sans souci de rentabilité. Cousteau ne nous disait pas qu’il fallait absolument ramener des images, mais plutôt d’aller explorer et de montrer ce que nous voyions. Ce qui nous permettait d’aller dans des endroits où on n’ira plus jamais. Cousteau prenait tous les risques, mais aujourd’hui plus personne ne prend de risques. Il avait une phrase : « Je n’irais pas si je savais ce que j’allais trouver. J’y vais parce que justement, je ne sais pas. » Cette aventure-là, il nous l’a offerte et il nous a appris que c’était justement important de ne pas chercher la rentabilité des choses. Nous pouvions aller plonger pour ne rien trouver et bien sûr, dans toutes ces extraordinaires aventures, on a trouvé beaucoup de choses, parce qu’on allait dans des endroits où personne ne voulait aller. Il y avait une gourmandise d’exploration qu’on pouvait satisfaire sans avoir à rendre des comptes.

Pour reprendre le titre d’un texte qu’il avait publié en 1972, que répondriez-vous si l’on vous demandait : « Et si les océans devaient mourir » ?

Les océans eux-mêmes ne vont pas mourir, mais la vie que nous connaissons et qui s’y développe aujourd’hui pourrait, elle, changer fondamentalement. Nous pourrions perdre les grands animaux tels que les cétacés et les requins, qui ont une durée de vie longue, une maturité sexuelle tardive et une faible fécondité. Ces animaux-là ne peuvent pas supporter une exploitation industrielle parce que leur rythme de reproduction est plus lent que le rythme d’exploitation que nous leur imposons. On a failli faire disparaître les populations de baleines avant que le moratoire sur la chasse n’arrête le massacre et permette aux derniers survivants de se reproduire pour nous donner aujourd’hui le bonheur de nager avec les baleines et les cachalots. Si la chasse s’était poursuivie, elles auraient certainement disparu.

En revanche, les populations de requins, elles, sont en chute libre. Il y a 30 ans, quand on se mettait à l’eau, on était tout de suite entourés par des requins, mais c’est bien difficile aujourd’hui d’en voir un. Même dans la Fosse aux requins, à l’île Maurice, il n’y en a plus.

i nous continuons ainsi, nous pouvons faire disparaître ces grands animaux au profit de tous les autres qui se reproduisent très vite. À partir du moment où on libère de la place dans un écosystème, d’autres êtres vivants prennent cette place et les méduses en font partie. Dans les pays où l’exploitation des poissons est très intense, on les voit prendre la place que ceux-ci ont laissée.

Donc, ce qu’a dit le commandant Cousteau pour alerter, à une époque où on ne s’en souciait pas, était très fort. Cela peut paraître excessif aujourd’hui, mais pas tant que cela, parce que ce qui nous touche, nous les hommes, ce sont les grands animaux et nous serions bien malheureux s’il ne restait que les crabes, les méduses et les vers. Nous considérerions alors que les océans sont quasiment morts...

La modification des écosystèmes marins et côtiers a forcément un impact direct sur l’homme...

Cela a un impact double, d’ordre socio-économique et biologique. Aujourd’hui, nombre de poissons qu’on avait l’habitude de pêcher et de consommer sans souci sont devenus rares. Les pêcheurs artisans en particulier ne trouvent plus de quoi vivre, parce qu’il sont obligés d’aller beaucoup plus au large, de dépenser beaucoup plus de fioul, bref de dépenser beaucoup plus d’énergie pour avoir beaucoup moins de ressources à proposer à leurs clients. On trouve de moins en moins de poisson aujourd’hui et ce sont les pays les plus riches qui tirent cette ressource. Un certain nombre de gens les plus démunis, qui pouvaient se nourrir facilement de poisson bon marché, souffrent directement de la disparition de la vie en mer.

D’un point de vue biologique, à partir du moment où on enlève une espèce qui a une relation avec les autres, on les affecte toutes. Et nous faisons partie de ces espèces- là. Par effet de dominos, tout le monde est affecté. Dans le cadre d’une étude très récente de l’ARC Centre of Excellence for Coral Reef Studies (CoECRS) qui s’est déroulée en Australie, des chercheurs ont étudié deux récifs coralliens. Le premier est un récif sur lequel il y avait une exploitation de pêche, qui a quasiment fait disparaître tous les requins. Le second est un récif qui a été mis en réserve. Pendant l’étude, les deux ont été ravagés par le cyclone Yasi en 2011. Celui qui était en réserve s’est assez vite reconstitué, tandis que l’autre n’a pas réussi à se reconstituer parce que les poissons herbivores étaient trop peu abondants. Les algues se sont développées partout et ont empêché le développement des coraux durs de l’espèce Acropora en les recouvrant. Tout cela parce que l’ensemble de l’écosystème était perturbé et que les requins qui limitaient le nombre de prédateurs d’herbivores étaient absents. Donc, les conséquences sont directes et évidemment, un récif qui est en bonne santé abrite un plus grand nombre et plus d’espèces de poissons qu’un récif en mauvaise santé.

Il y a aussi une raison philosophique, qui me paraît tout aussi importante. Quand on me dit : « À quoi servent les requins ? Est-ce grave qu’ils disparaissent ? » je réponds : « Est-ce grave, la disparition du Louvre, de la Joconde en France ou de l’art de l’île Maurice ? » Vous pouvez vivre sans cela et pourtant, c’est très grave, parce que c’est ce qui fait la richesse de notre monde. La diversité biologique est tout aussi importante que la diversité culturelle. C’est justement ce qui fait notre Humanité. Chaque fois qu’une espèce disparaît, c’est notre horizon qui rétrécit et un peu de notre Humanité que nous perdons.

Comment peut-on inverser la tendance ?

Dans le milieu marin, chaque fois qu’on a décidé d’arrêter d’agresser, la vie est revenue beaucoup plus riche. Les baleines et les cachalots en sont un bel exemple. Si dans les années 1970, on m’avait dit d’aller nager avec eux, j’aurais répondu : « N’y pensez pas, c’est impossible. » Ils étaient très rares et surtout, il était difficile de les approcher parce qu’ils fuyaient les bateaux de peur d’être harponnés. Aujourd’hui, grâce à la préservation, ces baleines que nous avons arrêté de tuer sont revenues pour notre plus grand bonheur à tous.

À chaque fois que nous avons créé une réserve marine, là encore, en une quinzaine ou une vingtaine d’années, la vie est revenue plus riche que ce qu’on pouvait imaginer. Ce qui caractérise un écosystème en pleine santé, c’est la présence de grands prédateurs âgés, parce que ce sont ceux qui mettent le plus de temps à voir leur population se reconstituer. Ce ne sont pas les prédateurs qui régulent l’écosystème, c’est la richesse de l’écosystème qui permet aux prédateurs de vivre. Par exemple, la petite île de Guadalupe dans le Pacifique avait été complètement ravagée par les pêcheurs et les chasseurs d’otaries et d’éléphants de mer à la fin du XIXe siècle. Lorsqu’elle a été mise en réserve, personne n’a protesté puisqu’il n’y avait plus rien à pêcher ou à chasser. On a oublié cette île, qui a par la suite été classée au Patrimoine mondial de l’humanité. C’est aujourd’hui l’un des endroits les plus riches de la planète, avec la plus grande population d’éléphants de mer et d’otaries de l’hémisphère nord et il y a autour de cette île une population de grands requins blancs qui avoisine 100 à 120 individus. Il faut un écosystème formidablement solide et riche pour supporter une telle présence de prédateurs. Il a suffi de laisser la paix à cette île, de ne plus aller agresser les animaux pour que l’écosystème s’y reconstitue.

À l’île Maurice, faites une vraie grande réserve protégée, où l’on ne va pas pêcher ou braconner, et vous allez voir la richesse incroyable dans une quinzaine ou une vingtaine d’années. Les pêcheurs applaudiront à deux mains, parce que de là partiront des poissons qu’ils pourront pêcher. Le programme Amphore, une étude récente sur la production des réserves marines et du profit que pouvaient en tirer les pêcheurs, a démontré qu’en fonction de la taille, au bout de 15 à 20 ans, celles- ci exportaient formidablement. Le meilleur exemple est le banc d’Arguin, en Mauritanie, où 25 % des poissons pêchés à l’extérieur de la réserve en proviennent. C’est dire la puissance d’exportation d’une réserve marine.

Pour que les gens se rendent davantage compte de ces richesses, ne faudrait-il pas accentuer les efforts d’éducation ?

Oui, mille fois oui. Il y a un effort d’éducation à faire dans les écoles, les familles, par une information gouvernementale et par les médias. On fait cet effort tout le temps au sein de notre association Longitude 181 Nature. Je suis persuadé que c’est le seul qui paiera, il n’y en a pas d’autre. Tout changement qui n’est pas compris n’est pas accepté et par conséquent, est voué à l’échec. Mais le jour où on aura compris qu’on sera beaucoup plus riches si on renonce à un certain nombre de petits privilèges, alors cela pourra changer. Il faut qu’on passe par un autre mode de vie.

Arrivera-t-on un jour à concilier les intérêts écologiques, économiques et sociaux, qui sont parfois si divergents ?

Je ne sais pas comment nous y arriverons, mais si nous n’anticipons pas, j’ai peur que la nature ne nous rappelle à l’ordre très durement et nous serons, à ce moment-là, obligés de plier la tête.

Une passion commUnicative

Né en 1954 à Valence, François Sarano est docteur en océanographie, plongeur professionnel et ancien directeur de recherche du programme Deep Ocean Odyssey. Chef d’expédition et ancien conseiller scientifique du commandant Jacques-Yves Cousteau, il a participé à une vingtaine d’expéditions à bord de la Calypso de 1985 à 1997. Il a aussi été responsable du département « Ressources halieutiques » à WWF France et avec Laurent Debas, a été à l’origine du concept d’Unités d’Exploitation et de Gestion concertées (UEGC) pour une gestion durable des ressources halieutiques par les pêcheurs. Il est également cofondateur avec Vincent Ohl de l'association Longitude 181 Nature pour la protection et le partage équitable des ressources du milieu marin. Il a, par ailleurs, été plongeur, conseiller scientifique et co-scénariste du film Océans, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, sorti en salles en 2010 et César 2011 du meilleur documentaire. Il anime aussi un programme de conférences à destination des entreprises et collectivités, « Océan, le dernier territoire sauvage... » afin de communiquer sa passion pour la mer et ses habitants.

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